L'hiver, c'est la neige.
Drôle de matière que cette neige qui fond dans la main, qui nous échappe quand on veut la saisir. Pour les alpinistes au matin, quand les flocons sont venus remplir une belle nuit de janvier, elle est tout à la fois promesse et menace, occasion à saisir avec précaution.
La menace de la mauvaise décision prise, qui nous entraîne fatalement vers le fond, au sens propre comme au figuré. Hantise de se retrouver là où il ne fallait pas, au cœur d'une avalanche, par notre faute, hélas.
Promesse car la neige ouvre aussi à une expérience à multiple facette, tout à la fois contemplation, épreuve et contact privilégié au monde.
Elle est celle que l'on contemple de loin, où l'on se projette, que l'on rêve.
Elle est une épreuve, qui nous éprouve et nous résiste au cours de l'ascension. Dans la neige profonde, à la montée, il y a une part de lutte. En ce matin de janvier, au départ de la Villette, dans la combe de Cressin, en direction de la face sud est du Rissiou, on s'enfonce dans les quarante centimètres de poudre tombé dans la nuit.
Et puis il y a la glisse. Ce rapport privilégié à la neige, superficiel et profond. Nous ne cherchons plus à lutter, à la saisir, nous nous contentons de rester en surface. Mais pour cela, nous appuyons nos spatules sur l'ensemble des couches constituant le manteau neigeux, nous mobilisons la matière sans la pénétrer. Dans l'idéal, la glisse offre ainsi un un contact fluide et sans effort à l'ensemble de ce que nous avions contemplé.
Bien qu'il ne devait pas être un grand skieur, c'est encore Sartre qui a su saisir avec acuité cet étrange rapport que nous entretenons avec la neige lorsque l'on se met à glisser. Sa thèse ? Toutes actions, y compris celles apparaissant comme les plus désintéressées (l'art, le jeu, la connaissance), sont des manières de s'approprier la réalité. Tout faire manifeste un désir d'avoir et/ou un désir d'être. Le ski est un jeu qui occupe ici une place particulière. La glisse, en effet, représente une sorte de rapport idéalisé de l'homme à la matière : par la glisse, tout se passe comme si j'opérais une synthèse entre ce que je suis (moi) et ce qui est radicalement autre que moi (la réalité brute de la matière), dans une création continuée. Un instant de grâce ?
On pourrait discuter cette thèse. Ce n'est pas ici le lieu. Je vous laisse donc découvrir son texte qui, bien que complexe, ne manquera pas je l'espère, de parler aux free-riders de tout horizon.
"Soit un champs de neige, un alpage (...) ; son indifférenciation, sa monotonie et sa blancheur manifestent l'absolue nudité de la substance (...) ; son immobilité solide exprime la permanence et la résistance objective de l'en-soi [ce qui est, indépendamment de nous], son opacité et son impénétrabilité.
(...) Mais si je m'approche, si je veux établir un contact appropriatif avec le champ de neige, tout change : son échelle d'être se modifie (...) sa solidité se fond en eau : j'enfonce dans la neige jusqu'au genoux ; si je prends de la neige dans les mains, elle se liquéfie entre mes doigts, elle coule, il n'en reste plus rien (...) je ne sais que faire de cette neige que je suis venu voir de près. (...)
Le sens du ski n'est pas seulement de me permettre des déplacements rapides et d'acquérir une habileté technique, ni non plus de jouer en augmentant à mon gré la vitesse ou les difficultés de la course ; c'est aussi de me permettre de posséder ce champs de neige. A présent, j'en fais quelque chose. Cela signifie que, par mon activité de skieur, j'en modifie la matière et le sens. Du fait qu'il m'apparaît à présent, dans ma course même, comme pente à descendre, il retrouve une continuité et une unité qu'il avait perdues. (...) La neige surgit comme la matière de mon acte. (...)
En même temps, j'ai choisi un certain point de vue pour appréhender cette pente neigeuse : ce point de vue est une vitesse déterminée, qui émane de moi, que je peux augmenter ou diminuer à mon gré (...). La vitesse organise les ensembles (... qu'on songe, par exemple, à la Provence vue "à pied", "en auto", "en chemin de fer", "à bicyclette"...). Je suis donc celui qui informe le champs de neige par la libre vitesse que je me donne. La vitesse ne se borne pas à imposer une forme à une matière donnée par ailleurs ; elle crée une matière. La neige, qui s'enfonçait sous mon poids lorsque je marchais, qui fondait en eau quand je tentais de la prendre, se solidifie tout à coup sous l'action de ma vitesse ; elle me porte. Ce n'est pas que j'ai perdu de vue sa légèreté, sa non-substantialité, sa perpétuelle évanescence : c'est précisément cette légèreté, cette évanescence, cette secrète liquidité qui me portent, c'est-à-dire qui se condensent et se fondent pour me porter. C'est que j'ai avec la neige un rapport d'appropriation spécial : le glissement (...).
En glissant, je demeure, dit-on, superficiel. Cela n'est pas exact ; certes, j'effleure seulement la surface (...) mais je n'en réalise pas moins une synthèse en profondeur ; je sens la couche de neige s'organiser jusqu'au plus profond d'elle-même pour me supporter ; le glissement est action à distance, il assure ma maîtrise sur la matière sans que j'aie besoin de m'enfoncer dans cette matière et de m'engluer en elle pour la dompter. Glisser, c'est le contraire de s'enraciner (...). Le glissement (...) est comme un maître redouté qui n'a pas besoin d'insister ni d'élever le ton pour être obéi.
(...) La solidité de la neige n'est valable que pour moi, n'est sensible qu'à moi ; c'est un secret qu'elle livre à moi seul et qui n'est déjà plus vrai, derrière moi. Ce glissement réalise donc une relation strictement individuelle avec la matière (...) Ainsi ai-je réalisé pour moi l'unique par mon passage. L'idéal du glissement sera donc un glissement qui ne laisse pas de trace (...) De là la déception légère qui nous prend lorsque nous regardons derrière nous les empreintes que nos skis ont laissé sur la neige : comme ce serait mieux si elle se reformait sur notre passage ! Lorsque, d'ailleurs, nous nous laissons glisser sur la pente, nous sommes habités par l'illusion de ne pas marquer, nous demandons à la neige de se comporter comme cette eau qu'elle est secrètement. Ainsi le glissement apparaît comme assimilable à une création continuée (...) ; telle est l'action du skieur sur le réel. Mais en même temps la neige demeure impénétrable et hors d'atteinte (...), l'action du skieur ne fait que développer ses puissances. Il lui fait rendre ce qu'elle peut rendre . La matière homogène et solide ne lui livre solidité et homogénéité que par l'acte sportif, mais cette solidité et cette homogénéité demeurent des propriétés écloses en la matière. Cette synthèse du moi et du non-moi que réalise l'action sportive s'exprime, comme dans le cas de la connaissance spéculative et de l'oeuvre d'art, par l'affirmation du droit du skieur sur la neige. C'est mon champs de neige : je l'ai cent fois parcouru, cent fois j'ai fait naître en lui par ma vitesse cette force de condensation et de soutien, il est à moi. "
Jean-Paul Sartre, L'Etre et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, pp. 627-631.
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