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Goulotte Gabarrou Marsigny, où le sens d'une "décision opportune"

Dernière mise à jour : 4 sept. 2022

Prise de décision - Pièges heuristiques - Pensée réfléchie - Kairos - Fortuna - Phronesis


On se demandera dans cet article si le fait d'avoir réussi une voie qui nous faisait rêver implique forcément que notre décision d'y aller était opportune. Une décision opportune est-elle une décision mesurée ou risquée?


Il peut être amusant (et parfois effrayant!) de lire les retours d'expérience en montagne suite à un accident ou un incident. Souvent, celui qui raconte ne peut s'empêcher de montrer méthodiquement à quel point la succession de ses décisions fut logique et raisonnable alors qu'elles l'ont selon toute vraisemblance mené "droit dans le mur". Reconnaissons-le, nous agissons la plupart du temps sans aucune logique. Ce n'est qu'après-coup que nous essayons de donner une forme de rationalité et de justification à nos agissements. Le "système algorithmique" (pensée réfléchie et logique) reprend le contrôle après-coup sur le "système heuristique" (pensée automatique et intuitive), pour reprendre le langage à la mode chez les psychologues (concepts développées par Daniel Kanheman dans Système1/Système2 : les deux vitesses de la pensée). Il est en effet tentant de se convaincre que l'on a pris les bonnes décisions et qu'un problème n'est apparu qu'en raison de la "fortune" (la fortuna désignait à la Renaissance le cours aléatoire du monde, dont l'imprévisibilité est le plus souvent nuisible à l'homme).


Tentons ici de faire exactement l'inverse, en vous racontant brièvement comment nous avons réussi à gravir sans incident majeur, avec Raf, le 3 mars 2021, la goulotte Gabarrou-Marsigny à la Barre des Ecrins, en partie grâce à la chance et malgré une décision initiale non-réfléchie.


Tout commence quelques jours avant la course. Avec Raf, nous cherchions de quoi ravir nos envies de goulotte sauvage et notre préférence allait du côté de l'Oisans. Les lignes de glace en haute montagne sont éphémères et soumises à des conditions bien spécifiques. Il s'agit donc de faire un choix avisé, d'autant plus que les approches sont des vrais "bavantes" à cette époque. Il paraît que les faces sud en altitude sont meilleures. Je cherche alors dans mon petit cerveau, et la Gabarrou-Marsigny (ED, 1200m, WI5+, M5+) m'apparaît comme une évidence, même si nous n'avons aucun retour.

Au-dessus du couloir des Avalanches, Photo : R. Marsan

Petit problème : je n'ai quasiment pas fait de glace cette année, je ne suis pas acclimaté, et pas très reposé non plus. Je viens d'avoir une petite fille et les nuits sont courtes! J''hésite à en parler à Raf tant je connais son optimisme (il va dire tout de suite "ON Y VA!", c'est sûr!). Je fais part de mon hésitation à ma compagne : "c'est terrible à dire mais tous les feux sont au vert (bonnes conditions, bonne météo, ligne majeure et non gravie cette année, bon compagnon de cordée), sauf un : moi!" Elle me conseille avec sagesse de me rabattre sur une course moins ambitieuse pour commencer la saison et j'acquiesce de la tête. Elle a raison, comme toujours ...


Deux jours plus tard, nous voilà à marcher sur les 9km de la route entre Champhorent et la Bérarde comme des ravis de la crèche, seuls au monde jusqu'au refuge de Temple Ecrins. Que c'est beau! Et puis au matin suivant, 3h45, nous voilà partis pour le col des Avalanches atteint vers 6h30.



Montée vers l'imprévisible, Photo : Raphael Marsan

Nous commençons les vrais difficultés vers 8h30 et la ligne semble plus ou moins en conditions et physiquement tout va bien. Seul persiste un léger voile dans le ciel qui empêche le soleil de ramollir la surface de la glace pour rendre son escalade plus aisée. Je commence tout de même à me convaincre que nous avons fait preuve de kairos. Les Grecs anciens utilisaient ce mot pour dire la capacité à saisir l'opportunité lorsqu'elle passe, le moment propice. Cela demande donc une forme d'intelligence pratique prenant en compte la contingence de notre existence : nous vivons dans un monde où tout n'est pas régi par la nécessité. Cela conduit Aristote a définir la vertu comme phronesis, traduit par "prudence" ou "sagacité". Il s'agit de notre capacité à trouver un juste milieu entre l'excès et le défaut, garantissant une forme de rectitude et d'efficacité à nos actions (ce qui ne suffit pas car ce serait alors qu'une forme d'habileté. Pour garantir la vertu d'un acte, il faut que ces moyens soient mis en œuvre en vue d'une fin vertueuse).


S'enfouir la tête dans la glace, piège heuristique typique

Nous nous engageons donc avec confiance dans le dur de la voie, soit quatre grandes longueurs (50-60m) de glace-mixte, en prenant la variante de gauche (seule en condition). Le 3 mars 2021, je dirais que ça valait ça :

L1 : WI4+, M4

L2 : WI5+, M5+/M6

L3 : WI5, M4

L4 : WI5+

Nous comptons sur nos qualités techniques et morales pour réussir à franchir les obstacles inconnus qui nous attendent. En reprenant l'idée de kairos à nouveau frais, Machiavel a dit dans Le Prince que la fortune (fortuna) peut être modelée grâce à notre valeur (virtù) : le monde est hasardeux, certes, mais nous gardons la main sur une partie du cours des choses. Machiavel s'intéresse en fait aux qualités nécessaires à l'homme politique gravitant dans un monde hasardeux où tous les coups sont permis.



C'est fini? En pleine présomption, Photo : R. marsan

Or, les qualités mises en avant font étonnamment écho à ce ce qui est exigé d'un grimpeur dans une course un tant soit peu engagée : talent d'improvisation, coup d'œil permettant d'agir judicieusement sans calcul longuement réfléchi, courage physique, ferme résolution. Machiavel retourne le concept de vertu et l'adjoint directement à la réussite de l'action entreprise. Il ne s'agit plus d'être prudent, mais audacieux!


Nous sortons finalement des difficultés vers 15h, soit 6h30 plus tard! Je l'ai senti passer mais bon, c'est passé. Malgré notre retard sur l'horaire envisagé, je suis encore tellement confiant que j'envoie un message à ma compagne (qui ne partira pas en fait) pour dire que nous sommes quasi sortis. Pour moi, à cet instant précis, c'est fini. Nous sommes à 3800m et, en réalité, mon enfer commence!

A 4 pattes sur les arrêtes, Photo : R. Marsan




D'abord nous nous égarons dans les pentes de neige "faciles" avant d'atteindre la brèche entre le sommet de la Barre et le Pic Lory.


Ensuite, surtout, je coule une des plus grandes "bielle" de ma vie sur les arrêtes, obligeant Raf à me traîner comme un poids mort jusqu'à la brèche Lory.


Enfin, la descente dans le nuit tombante des bandes de neige, glace et mixte suspendues vers le glacier me fit ensuite sentir toute la précarité de l'existence humaine, au point de me dire que la fortune n'est plus du tout modulable mais bien accablante. Quand tout va bien, nous sommes responsables et quand tout va mal, la fortune a bon dos! Je peste entre deux respirations saccadées, et deux onglets, divague sur l'éventualité de m'arrêter sur place, emmêle ridiculement les cordes lors d'un rappel, etc. Un florilège!


Raf, pendant ce temps, installe des protections, demande de mes nouvelles, me rassure, m'encourage sur tous les tons. Finalement, nous atteignons le refuge après avoir récupéré nos skis au col des Avalanches, vers 23h. Geste symbolique, au moment où je m'apprête à vomir, Raf me tend une casserole salvatrice pour éviter d'embaumer les lieux.



Alors quoi? Nous avons "réalisé la voie", nous sommes "sains et saufs". Mais pourtant, est-ce que je peux dire avoir pris la bonne décision en partant bille en tête faire cette course? Ai-je fait preuve d'intelligence pratique? Ou ai-je fait preuve d'intempérance, voir de témérité (qui est un excès de courage) ?


Selon que l'on se situe du côté de la prudence (avec Aristote) ou du côté de la virtù (avec Machiavel), nous n'aurons pas la même analyse.


1. Les concepts de kairos et de phronesis chez Aristote nous conduisent à valoriser une décision équilibrée. Nous mettrons donc plutôt en évidence tous les excès qu'ont occasionné la décision initiale d'y aller (mise en danger de mon compagnon de cordée et de moi-même, par exemple), et nous révélerons les "pièges heuristiques" m'ayant poussé inconsciemment à "plonger" tête baissée dans le piège. Je vois les suivants, mais il y en a sûrement d'autres!

- Le comportement balistique : au moment où j'ai réalisé que la goulotte pouvait être en conditions, ma décision était en réalité quasiment déjà prise.

- La "surmotivation" suite à une période de faible activité.

- L'excès de confiance en soi (ou l'orgueil) ayant en mémoire une forme physique lointaine me faisant croire que la longueur et l'altitude n'était pas un problème. Je nie l'évidence du présent en me référant au passé.

- Le désir de reconnaissance, car c'est une belle course et je ne voulais pas manquer l'opportunité de l'ajouter à ma petite liste personnelle.



2. Les concepts de fortuna et de virtù chez Machiavel nous conduisent au contraire à valoriser une prise de décision risquée. Nous valoriserons alors la réussite, d'autant plus joyeuse qu'elle était incertaine.


Références :

Daniel Kanheman dans Système1/Système2 : les deux vitesses de la pensée

Aristote, Ethique à Nicomaque, Liivre II, III, IV et VI

Machiavel, Le Prince

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